dimanche 17 décembre 2017

Samir Amin; Octobre 1917, intervention, Strasbourg decembre 2017



SAMIR AMIN
Intervention ; Strasbourg, 2 décembre 2017



J'ai choisi d'amorcer cette série d'interventions  qui suivront par Octobre 1917. J'ai choisi cette date non pas parce que nous commémorons son centenaire, mais parce qu’elle amorce ce que j'appelle une grande révolution. C'est-à-dire une révolution toujours inachevée. Il n'y a pas beaucoup de grandes évolutions à travers l'histoire. Il y en a trois.

La première est la révolution française. Et ce n'est pas par hasard si elle a produit par la suite la première révolution socialiste, celle de  la Commune de Paris (1871). La seconde est la révolution russe ; la troisième la révolution chinoise.

Ces révolutions sont grandes  parce que leurs projets se projettent loin en avant des exigences de leur temps. Elles se proposent des projets qui d'une certaine manière peuvent être qualifiés d'utopiques. Oui, mais il s’agit d’utopies créatrices, celles  qui font histoire. L’'utopie d’aujourd'hui devient la réalité de demain.

Il leur faut donc du temps pour se développer, pour permettre aux processus qu'elles amorcent de contribuer à faire l'histoire. Ce sont les grandes évolutions qui font l'histoire. Les réactions conservatrices, ou même franchement réactionnaires, en ralentissent le mouvement, sans plus. Je suis optimiste... Je crois que ce sont ces révolutions qui finalement ont le dessus.

 La révolution française, pas celle de 1789, qui est son février, mais celle de 1793 qui est son octobre, amorce la démocratie moderne, la politique moderne. Celle qui va se déployer à travers tout le XIXe siècle, le XXe siècle et certainement même au de-là. Elle l’amorce sur la base d’un principe nouveau. Elle s’emploie à concilier deux valeurs difficilement conciliables, non complémentaires l'une de l'autre : la liberté et l'égalité. Contrairement à la prétendue révolution américaine, qui conçoit la liberté contre l'égalité. Le principe de compétition, que promeut la révolution américaine entend en effet la liberté comme celle de quelques-uns, au détriment de celle des majorités, victimes de l’inégalité. La révolution française refuse la compétition et lui substitue le principe de solidarité, qui permet de construire la complémentarité entre liberté et égalité. Voilà la grandeur de cette révolution, même si le principe de solidarité, qui est celui du socialisme, n’était pas à l’ordre du jour du possible immédiat à la fin du XVIII ième siècle. D’ailleurs le choix de Strasbourg pour le déroulement de notre rencontre est excellent.. Car c'est ici que Rouget de Lisle a composé cet hymne magnifique qu'est la Marseillaise.

 La révolution russe d'octobre 1917 est également une grande révolution, parce qu’elle propose la construction du front international des travailleurs : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !".
Elle pense que c'est possible, sinon dans l’immédiat, du moins rapidement. Comme l’a dit Lénine :
la révolution amorcée en Russie, qualifiée de « maillon faible » dans le système de l’époque, devait être suivie dans un temps historique court par des révolutions en Europe, en particulier en Allemagne. Cela n’a pas eu lieu ; et  pas par hasard : l'internationalisme prolétarien n'était  pas encore à l'ordre du jour de l'immédiat. Mais il reste nécessaire et possible dans  l'avenir. Sans Octobre 1917 il est difficile d’imaginer que la révolution chinoise serait parvenue à dépasser le nationalisme du Kuo Min Tang ; difficile d’imaginer Bandoung et la reconquête rapide de leur indépendance par les nations d’Asie et d’Afrique, l’émergence contemporaine des pays du Sud qualifiés de tels. Autrement dit ignorer 1917, ou pire le regarder comme une erreur et une aberration de l’histoire, c’est s’interdire de comprendre le monde contemporain. Octobre 1917 a véritablement amorcé la transformation du monde.

La révolution chinoise est également une  grande révolution, parce qu’elle  propose d'associer la libération nationale de la domination impérialiste à une transformation sociale radicale capable d'entrainer tous les peuples de ce que l'on appelle aujourd'hui le Sud, c'est-à-dire des peuples d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine. La révolution chinoise a été effectivement  suivie d'une amorce de cette renaissance des peuples du Sud. Je pense ici à  la conférence de Bandung (1955) et au Mouvement des non-alignés qui a suivi. Mais il ne s’agissait que d’une amorce encore limitée et fragile. Associer la libération du joug impérialiste à l’engagement déterminé sur la voie de la construction socialiste n'est pas encore compris comme une exigence incontournable.

Voilà pourquoi ces trois révolutions  sont de grandes révolutions. Parce qu’elles sont en avance sur leur temps  les deux révolutions russe et chinoise ont été immédiatement confrontées à de gigantesques défis. Deux grands défis.

Le premier : l'hostilité belliciste et barbare, permanente,  de  l'Occident dit civilisé, c'est-à-dire des classes dirigeantes de l'Occident capitaliste et impérialiste. Car la guerre froide n'est pas un phénomène tardif survenu après la deuxième guerre mondiale. Les guerres chaudes et les guerres froides contre l’Union Soviétique ont été permanentes de 1917 à nos jours : guerres d'intervention des années 1917-20,  première longue guerre froide jusqu’en1941, seconde guerre chaude - la deuxième guerre mondiale- puis renouvellement de la guerre froide qui a suivi celle-ci. Les Soviétiques ont fait face à ce défi par le choix de la construction industrielle accélérée et l'armement. Je crois qu'il faut leur en être reconnaissant, car c'est grâce à l'Armée Rouge que les nazies ont été mis en déroute.

La Chine s'est trouvée dans une situation qui lui permettait de faire face à ce même défi, celui de l'hostilité de l'impérialisme, d'une autre manière. Elle a choisi la voie d’une participation active à la mondialisation et déploie dans ce cadre des politiques systématiques qui se donnent l’objectif de transformer cette mondialisation, qui par sa nature même est capitaliste et impérialiste, en une forme nouvelle de « mondialisation sans hégémonie ». On en discutera certainement au cours de nos débats.

Le second défi auquel les deux grandes révolutions ont été confrontées, c'est celui d'engager dans la transformation sociale une majorité écrasante paysanne. Comment associer cette majorité paysanne, à une révolution qui n'est pas une révolution bourgeoise démocratique, mais une révolution populaire démocratique, ce qui est très différent ? Les associer dans une transformation qui permet d’avancer dans la construction  de l'unité de tous les prolétaires du monde, de l'unité de tous les peuples du monde.

Je conclurai sur cette note. Puisque nous sommes invités à proposer un Manifeste pour le XXIe siècle, je proposerai que l’objectif de celui-ci soit : la construction d'une internationale des travailleurs et des peuples. C'est de cela dont nous avons besoin. Pour cela il faut aller au-delà des formules inaugurées sous le nom de « forums sociaux », qui ne sont que des lieux de débat. Utiles  certes mais pas suffisants. Au -delà il faut amorcer des formes d'organisation qui permettent aux travailleurs et aux peuples de toute la Planète de coordonner leurs stratégies de lutte, de passer de stratégies défensives, laissant l'initiative au pouvoir capitaliste impérialiste dominant, à une stratégie offensive contraignant l’adversaire à, lui, se retrouver sur la défensive et à répondre à nos initiatives, celles des travailleurs et des peuples.

Si cet appel peut paraître utopique aujourd'hui, et il le sera sans doute, il devrait devenir une réalité assez rapidement.


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